L'ÉCHAPPÉE BELLE: ERIN LAWLOR — BRAM VAN VELDE
La peau
Debout dans le garage, nous regardons ses derniers travaux. Une gouache me frappe particulièrement. Evidente, une structure s’impose, et on commence à la parcourir de haut en bas. Puis soudain, on se rend compte que se présente une autre possibilité de lecture. On abandonne donc la première, pour suivre la seconde. Mais déjà, une troisième possibilité s’offre… Ainsi est-on entrainé puis bientôt perdu, sans appui selon l’expression, immergé dans la couleur, dans ces courants d’énergie, ces tensions, ces transparences, cette sorte de foisonnement d’où monte une sensation de vitalité, de jaillissement – la vie comme saisie à son origine.
Dans le journal de Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, l’effet miroitant de l’amitié de l’écrivain pour le peintre fait taire un étrange paradoxe. On a tant dit l’extrême solitude, et la claustration dans l’atelier de l’artiste, que l’on ne voit pas une allégresse, une vraie candeur. En invitant l’artiste Erin Lawlor, quelque chose se lit, la couleur non enclose et la suspension du geste. Il suffit de regarder, de ressentir les intentions. Les pâles cabochons roses gorgés d’eau, la bave du bleu nocturne qui goutte en bas, d’une gouache, Sans Titre de 1978. Et la grande vague de rose moiré, un peu vrillée, qui teinte le vert forêt et le jaune chartreux du Pretty Green, 2017. Les constructions en triangles bleus, violines ou terre cuite dans la gouache de la Chapelle de Carouge de 1973. Et le grand lé de jaune safran qui ondule à coté des éclats, rouge, vert, du Homeward, 2017. De l’un à l’autre, c’est bien heureux, le geste n’a pas la même valeur. Une fixation dans l’instant ; une profondeur par la surface, en des temps qui diffèrent et des artistes qui se rencontrent.
Erin Lawlor, dans l’atelier londonien, peint au sol, sur des grands formats qui peuvent, parfois, dépasser largement l’amplitude de la main et du bras, et travaille, comme elle dit, dans le mouillé. Ce qui l’oblige à former le tableau dans un temps de révélation assez court, qu’il serait absurde de nommer de spontané. Mais plutôt d’oriental, dispos à l’attente de l’impulsion, de décision vive des motifs et des couleurs. Artiste de son époque, publiant sur Instagram, une chronique d’images nourrie de peinture des autres, De Kooning, Per Kirbeky, Frank Auerbach et tant d’autres, Erin Lawlor peint vite, fait des toiles au bord de son dojo, dit le paradoxe de la vitesse et de l’alangui, de l’évanescent et du fixé, des chairs de la couleur et de l’ombre tenace presque noire. Une peau peinture.
Laurent Boudier
Extrait de Rencontres avec Bram van Velde, Charles Juliet, édition P.O.L
Skin
Standing in his workshop, we look at his latest work. One gouache in particular struck me. An obvious structure emerges, and you start to go through it from top to bottom. Then suddenly you realise that there is another way of reading it. So you abandon the first and follow the second. But already, a third possibility is opening up... And so we are drawn in, then soon lost, without support as the expression goes, immersed in the colour, in these currents of energy, these tensions, these transparencies, this sort of abundance from which rises a sensation of vitality, of gushing forth - life as if seized at its origin.
In Charles Juliet's diary, Rencontres avec Bram van Velde, the shimmering effect of the writer's friendship with the painter silences a strange paradox. So much has been said about the extreme solitude and claustration of the artist's studio that we don't see any joy or real candour. By inviting the artist Erin Lawlor, something can be read, the colour not enclosed and the suspension of gesture. All you have to do is look, and feel the intentions. The pale pink cabochons gorged with water, the drool of the blue night dripping down from a gouache, Untitled from 1978. And the great wave of moiré pink, a little twisted, tinting the forest green and chartreuse yellow of Pretty Green, 2017. The constructions of blue, violet or terracotta triangles in the gouache of Chapelle de Carouge, 1973. And the large swath of saffron yellow that undulates alongside the red and green splashes in Homeward, 2017. From one to the other, fortunately, the gesture does not have the same value. A fixation in the moment; a depth through the surface, in times that differ and artists who meet.
In Erin Lawlor's London studio, she paints on the floor, on large formats that can at times go well beyond the reach of the hand and arm, and works, as she puts it, in the wet. This forces her to form the painting in a fairly short revelation time, which it would be absurd to call spontaneous. Rather, it's oriental, waiting for the impulse, the lively decision of motifs and colours. An artist of her time, publishing on Instagram a chronicle of images nourished by the paintings of others, De Kooning, Per Kirbeky, Frank Auerbach and so many others, Erin Lawlor paints fast, makes canvases at the edge of her dojo, speaks of the paradox of speed and languor, of the evanescent and the fixed, of the flesh of colour and the tenacious, almost black shadow. A painted skin.
Laurent Boudier
Extract from Rencontres avec Bram van Velde, Charles Juliet, published by P.O.L.